Neuf
Sue Sampel, l’assistante personnelle de Ray Scutter, tapa à sa porte pour lui rappeler qu’il avait rendez-vous avec Ari Weingart dans vingt minutes. Ray leva les yeux d’une pile de papiers imprimés. « Merci, je sais, répliqua-t-il en pinçant les lèvres.
— Et avec le type de la Sécurité civile à 16 heures.
— Je sais lire mon planning, merci.
— D’accord », dit Sue. Va te faire foutre aussi. Ray n’était pas de bonne humeur, ce mercredi-là, même si elle ne l’avait jamais vu d’humeur agréable et légère. Elle le supposa irrité par le blocus, comme tout le monde. Elle comprenait le besoin de sécurité, elle acceptait même l’idée qu’il puisse s’avérer nécessaire (encore que Dieu seul savait pourquoi) d’empêcher jusqu’aux communications téléphoniques avec l’extérieur du périmètre. Mais si cela durait encore un peu, les gens allaient vraiment commencer à en avoir plein le dos. Beaucoup avaient déjà commencé. Les journaliers, bien entendu, qui avaient une vie (conjoints, enfants) hors du campus de Blind Lake. Mais aussi les résidents permanents. Sue elle-même, par exemple. Elle vivait à Blind Lake, mais sortait avec des étrangers au campus et tenait beaucoup à recevoir ce capital deuxième coup de fil de l’homme qu’elle venait de rencontrer dans un groupe de célibataires laïques de Constance, un vétérinaire de son âge, quarante à cinquante ans, à la calvitie naissante et au regard doux. Elle l’imaginait le téléphone à la main regarder d’un air triste tous les messages PAS DE SIGNAL ou SERVEUR INDISPONIBLE et finir par renoncer à elle. Encore une occasion perdue. Au moins, cette fois, elle n’aurait rien à se reprocher.
Ari Weingart entra dans le bureau pile à l’heure du rendez-vous. Ce bon vieil Ari : poli, drôle, et même ponctuel. Un saint.
« Le patron est là ? demanda Ari.
— Par bonheur ou par malheur. Je vais l’informer de votre arrivée. »
Ray Scutter se laissait souvent distraire par la vue qu’il avait de sa fenêtre, au sud du cinquième étage de Hubble Plaza. En général, le flot de circulation entrant ou sortant de Blind Lake ne cessait jamais. Ces derniers temps, il n’y en avait eu aucun, et le blocus avait donné à sa fenêtre un air statique, rendu le paysage derrière la clôture aussi vierge que du papier d’emballage, sans autre mouvement que celui des ombres des nuages et une volée d’oiseaux de temps à autre. Si on regardait ce paysage assez longtemps, il commençait à sembler aussi inhumain que celui d’UMa47/E. Rien qu’une autre image importée. Tout était surface, n’est-ce pas ? À deux dimensions.
Le blocus avait généré un certain nombre de problèmes irritants, le pire étant que lui, Ray, semblait devenu l’autorité civile la plus haute du campus.
Sa position dans la hiérarchie n’avait rien de mirobolant. Mais la conférence annuelle du National Science Institute sur l’astrobiologie et la science exoculturelle s’était tenue le week-end précédent à Cancun. Une énorme délégation d’universitaires et d’administrateurs de haut rang avait mis ses maillots de bain dans ses valises et quitté Blind Lake la veille du blocus. Enlevez ces noms-là de l’organigramme et il ne restait que Ray Scutter à flotter comme un ballon au-dessus des divers responsables de département.
Ce qui signifiait que les gens venaient le voir avec des problèmes qu’il n’avait pas le pouvoir de résoudre. Venaient lui réclamer ce qu’il ne pouvait leur donner, comme une explication cohérente pour le blocus ou une dérogation spéciale pour qu’il ne s’applique pas à eux. Il était obligé de leur répondre qu’il se trouvait lui aussi dans l’ignorance. Il pouvait juste continuer à appliquer les protocoles courants et attendre des instructions de l’extérieur. En d’autres termes, attendre la fin de tout ce bordel. Mais celui-ci durait déjà depuis bien trop longtemps.
Il se détourna de la fenêtre lorsque Ari frappa et entra.
Ray n’appréciait pas l’optimisme joyeux de Weingart. Il le soupçonnait de dissimuler un mépris secret, soupçonnait que sous cette façade de franche camaraderie Weingart se livrait au trafic d’influence avec autant d’enthousiasme que n’importe quel autre responsable de département. Mais au moins Weingart comprenait-il la position de Ray et semblait-il préférer affronter la situation plutôt que de se plaindre.
Si seulement il pouvait cesser de sourire. Son sourire se précipitait sur Ray comme la lumière d’une lampe à arc, avec ses dents si blanches et si régulières qu’elles semblaient des tuiles de mah-jong lumineuses. « Asseyez-vous », dit Ray.
Weingart tira une chaise et ouvrit son ordinateur de poche. Direct au boulot. Cela plut à ray.
« Vous vouliez connaître les problèmes que nous aurons à gérer si la quarantaine se poursuit encore longtemps, j’ai établi une petite liste.
— La quarantaine ? C’est le nom que lui donnent les gens ?
— Par opposition au blocus standard de six heures, ouais.
— Pourquoi nous aurait-on mis en quarantaine ? Personne n’est malade.
— Discutez-en avec Dimi. » Dimitry Shulgin, le directeur de la Sécurité civile, que Ray attendait à 16 heures. « Le blocus suit un obscur ensemble de règles du manuel militaire. D’après Dimi, c’est ce qu’ils appellent une “quarantaine sur les données”, mais personne n’avait jamais vraiment cru qu’il y en aurait une un jour.
— Il ne m’en a pas parlé, cette espèce de saloperie de palourde slave. À quoi une telle quarantaine est-elle censée servir, au juste ?
— Ces règles ont été établies à l’époque où Crossbank commençait tout juste à obtenir des images. Un de ces scénarios paranoïaques sortis des auditions au Congrès. Dans l’hypothèse ou soit Crossbank, soit Blind Lake téléchargerait quelque chose de dangereux, rien de physique, bien sûr, mais un virus ou un ver quelconque… vous avez entendu parler de stéganographie ?
— Des données chiffrées dissimulées dans des photographies ou des images. » Il ne rappela pas à Weingart que lui, Ray, avait témoigné à ces auditions. La guerre de l’information était alors un sujet brûlant. Le lobby luddite avait craint que Blind Lake puisse importer un pernicieux programme numérique réplicatif extraterrestre ou, nom d’un chien, un mème[4] mortel, qui se propagerait alors par les canaux de données terrestres en provoquant des ravages indéfinissables.
Ray avait beau souvent se méfier de la progression à tâtons de Blind Lake dans l’inconnu, l’idée lui semblait absurde. Comment les aborigènes d’UMa47/E pourraient-ils savoir qu’on les observait ?… Et même s’ils le savaient, les images traitées sur Terre avaient voyagé, encore qu’on ne savait pas trop comment, à la traditionnelle vitesse de la lumière. Pour réagir de manière hostile, il leur faudrait à la fois une perception invraisemblable et une patience ridicule dans leur volonté de revanche. Ray avait bien dû admettre, toutefois, qu’on ne pouvait tout à fait exclure un danger relatif à la stéganographie, au moins en théorie. Aussi une suite de plans de secours avait-elle été ajoutée au réseau de plans de sécurité déjà immense entourant Blind Lake. Même si Ray considérait cela comme le plus gros canular astronomique depuis la théorie de Girolamo Fracastoro, selon laquelle la syphilis provenait de la conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars.
Ces décrets idiots avaient-ils vraiment été appliqués ? « Sauf qu’il n’y a pas eu provocation, dit-il à Weingart. Nous n’avons rien téléchargé de suspect.
— Pas encore, du moins, dit Weingart.
— Vous en savez plus que moi, là-dessus ?
— Pas vraiment. Mais disons que s’il y avait un problème à Crossbank…
— Allons. Crossbank observe les océans et les bactéries.
— Je sais, mais si…
— Et nous visualisons des cibles complètement différentes, en plus. Leur travail n’est pas un miroir du nôtre.
— Non, mais si d’une manière ou d’une autre, il y avait un problème avec le procédé…
— Quelque chose d’endémique à l’Œil, vous voulez dire ?
— S’il y a un problème quelconque avec les O/BEC à Crossbank, le ministère de l’Énergie ou les militaires ont pu décider de nous mettre en quarantaine par mesure de précaution.
— Ils auraient pu au moins nous prévenir.
— Blocage bidirectionnel de l’information. Rien n’entre ni ne sort. Il faut croire qu’ils ne voulaient même pas laisser passer une onde porteuse.
— Ça n’empêche pas de prévenir.
— Sauf quand on n’a pas le temps.
— Ce sont des spéculations ridicules, que ni vous ni Shulgin n’avez propagées, j’espère. Les rumeurs peuvent provoquer la panique. »
Weingart eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa.
« De toute manière, dit Ray, cela échappe à notre contrôle. La question la plus pressante est de savoir ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes jusqu’à ce que quelqu’un rouvre la barrière. »
Weingart hocha la tête et entreprit de lire sa liste. « Vivres. Les canalisations nous alimentent toujours en eau potable, personne n’a fermé le robinet, mais sans intervention, on se retrouvera à court de nourriture avant la fin de la semaine et avec une famine fin novembre. J’imagine qu’on sera ravitaillés, mais il faudrait peut-être penser à mettre notre surplus en lieu sûr, voire sous bonne garde en attendant.
— Je ne peux imaginer que ce… blocus… dure jusqu’à Thanksgiving.
— Eh bien, vu qu’on envisageait des hypothèses…
— D’accord, d’accord. Quoi d’autre ?
— Idem avec les fournitures médicales, et la clinique du campus n’a pas été conçue pour affronter maladies ou blessures graves, encore moins une épidémie. En cas d’incendie, il faudra expédier les brûlés dans un grand hôpital ou subir d’inutiles pertes humaines. On n’y peut pas grand-chose, là non plus, à part demander au personnel médical de préparer des plans de secours. En plus, si la quarantaine se prolonge, les gens vont avoir besoin qu’on les aide à gérer leurs problèmes émotionnels. Nous avons déjà quelques personnes avec des affaires familiales urgentes à régler à l’extérieur.
— Elles survivront.
— Le logement. On a deux cents journaliers qui dorment dans le gymnase, sans compter les journalistes en visite, une poignée de sous-mutants et tous ceux qui se trouvaient là juste pour la journée. À long terme, s’il s’agit d’une quarantaine de longue durée, il vaudrait peut-être mieux envisager de les loger chez l’habitant. Certaines des personnes qui résident sur le campus ont des chambres d’amis ou autre, on ne devrait pas avoir de mal à trouver des volontaires. Avec un peu de chance, on peut arriver à tous les faire dormir dans un lit, du moins dans un canapé-lit. À les faire partager des salles de bains au-lieu de se battre pour les douches du centre communautaire ou dans la queue pour les toilettes.
— Étudiez cette solution », ordonna Ray, qui ajouta après un instant de réflexion : « Dressez une liste de volontaires, mais apportez-la moi avant de leur en parler. Et il faudra établir un inventaire des journaliers et des invités pour aller avec. »
Ils abordèrent d’autres points – de menus détails faciles à déléguer, pour la plupart, tous fondés sur une hypothèse que Ray n’arrivait pas à prendre au sérieux : celle d’un blocus prolongé. Un mois comme ça ? Trois mois ? Inimaginable. Une seule chose tempérait sa certitude : le fait indéniable que le blocus avait déjà trop duré.
Sue Sampel frappa discrètement à la porte pendant la récapitulation finale de Weingart. « Nous n’avons pas terminé », cria Ray.
Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Je sais, mais…
— Si Shulgin est là, il peut attendre un peu.
— Il n’est pas là, mais il a appelé pour annuler. Il est parti au portail sud.
— Au portail sud ? Qu’est-ce qu’il y a de si important là-bas, bordel ? »
Elle eut un sourire exaspérant. « Il a dit que vous comprendriez en regardant par la fenêtre. »
L’énorme dix-huit roues – d’un noir de poudre et lourdement blindé – avançait au ralenti comme un immense cloporte sur la route menant à Blind Lake, craintif malgré ses multiples couches de protection. À l’endroit où aurait dû se trouver le conducteur, on ne voyait qu’un cône épointé équipé de capteurs. Le camion lisait la route et estimait sa position à l’aide de transpondeurs embarqués et de coordonnées GPS. Il n’y avait pas de conducteur humain. Le camion se conduisait lui-même.
Le temps qu’Élaine et Chris atteignent le portail sud, la route était déjà bondée de journaliers, d’employés de bureau et d’un groupe de collégiens. Deux fourgonnettes de la Sécurité civile s’arrêtèrent et dégorgèrent une douzaine d’hommes en uniforme gris qui entreprirent de faire reculer la foule à ce qui leur paraissait une distance de sécurité.
La clôture entourant le périmètre intérieur de Blind Lake était un « dispositif de confinement » dernier cri, d’après ce qu’Élaine avait expliqué à Chris. Poteaux d’alliage renforcé profondément enfoncés dans le sol, chaînes et maillons en composite carbone plus résistant que l’acier, leurs surfaces exposées plus glissantes que du Téflon et bourrées de capteurs, le tout surmonté d’une double épaisseur de barbelés tranchants inclinés à quatre-vingt-dix degrés. L’ensemble pouvant être électrifié à une tension fatale.
Le portail barrant la route pouvait s’ouvrir sur un signal émis par le poste de garde ou par un transpondeur crypté. Le poste de garde consistait quant à lui en un blockhaus en béton avec des meurtrières, solide comme le substrat rocheux mais à ce moment-là vide : on avait retiré la garde à la mise en place du blocus.
Chris se faufila au premier rang de la foule, les mains d’Élaine sur les épaules. Ils finirent par arriver contre les barrières qu’imposaient les types de la sécurité. Élaine montra une voiture qui venait de s’arrêter : « Ce ne serait pas Ari Weingart ? Et je crois que c’est Raymond Scutter, avec lui. »
Chris mémorisa son visage. Ray Scutter était un personnage intéressant. Quinze ans plus tôt, il avait figuré parmi les critiques les plus en vue de l’astrobiologie, « la science où on prend ses rêves pour la réalité ». La déception martienne avait nettement augmenté la crédibilité du point de vue défendu par Ray, du moins jusqu’à ce que les Découvreurs de Planètes Terrestres commencent à produire des résultats intéressants. Les percées de Crossbank/Blind Lake avaient donné à son pessimisme un air de myopie mesquine, mais Ray Scutter avait survécu en mêlant une élégante marche arrière à un enthousiasme de converti. Ses contributions vraiment pertinentes à la première vague d’études géologiques et atmosphériques avaient non seulement sauvé sa carrière, mais lui avaient permis de progresser dans la bureaucratie jusqu’à d’importants emplois administratifs à Crossbank puis Blind Lake. Ray Scutter ferait un sujet intéressant, songea Chris. On le disait toutefois difficile à approcher, et ses déclarations publiques étaient d’une banalité si prévisible que de meilleurs journalistes que Chris avaient renoncé à s’intéresser à lui.
Pour le moment, il exhibait un air hargneux et s’engueulait avec le chef de la Sécurité. Chris n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il zooma sur eux avec son enregistreur de poche et archiva quelques secondes de vidéo. Mais juste quelques-unes. Il réservait l’essentiel de la mémoire à la collision apparemment inévitable entre le camion-robot et le portail.
Le poids lourd était arrivé à moins de cent mètres du poste de garde. Sa masse semblait impossible à arrêter.
Élaine mit sa main en visière et s’absorba dans l’observation de l’extérieur de la clôture. Passé sous un ensemble de nuages, le soleil couchant déversait une lumière oblique sur la plaine. Élaine approcha sa bouche tout près de l’oreille de Chris : « C’est moi qui n’y vois plus bien, ou il y a des minidrones par là-bas ? »
Étonné, Chris regarda dans la même direction qu’elle.
Bob Krafft, un entrepreneur venu à Blind Lake avec une équipe d’ingénieurs inspecter la hauteur à l’est de l’Allée en prévision de la construction d’un nouveau logement, avait repéré le camion peu après midi, quand il ne semblait guère qu’un gros point posé au sud sur l’immense horizon.
Ayant participé aux guerres turques, Bob reconnut le genre de véhicule automatique de ravitaillement qu’on voyait plus fréquemment dans les zones de combat. Mais cela ne l’inquiéta pas. Bien au contraire. Aussi incongru que celui-ci puisse paraître, le camion représentait quand même un trafic entrant : le portail sud devrait s’ouvrir pour lui permettre d’entrer. Une occasion en or. Il sut tout de suite ce qu’il devait faire.
Il trouva sa femme Courtney au milieu des lits de camp installés dans le gymnase où ils s’étaient morfondus la plus grande partie de la semaine. Il lui dit d’attendre là mais de se tenir prête à voyager. Elle le regarda avec nervosité – Courtney était nerveuse même quand tout allait bien – mais n’ouvrit pas la bouche et hocha laconiquement la tête.
Bob alla (d’un pas rapide mais pas assez pour attirer l’attention) récupérer sa voiture à deux pâtés de maisons de là, dans le parking visiteurs sous Hubble Plaza. Il prit place à l’intérieur, vérifia la jauge de charge, démarra et regagna à vitesse modérée le centre de loisirs. Son cœur battait vite, mais ses paumes restaient sèches. Courtney, qui franchissait les grandes portes d’entrée alors qu’il lui avait dit de ne pas bouger, l’aperçut et vint prendre place sur le siège passager. « On va que’que part ? » demanda-t-elle.
Il avait toujours détesté cela chez elle, cette manière plouc de parler. Certains jours, il aimait Courtney plus que tout au monde, mais il y en avait d’autres où il se demandait quelle mouche l’avait piqué d’épouser une femme qui n’avait pas plus de distinction que les ratons laveurs s’attaquant à ses poubelles. « Je ne crois pas qu’on ait le choix, Court.
— Ouais, ben j’vois pas c’qu’y a d’si pressé. »
Avec un peu de chance, elle ne le verrait jamais. Bob possédait 25 % d’une société de construction et d’aménagement paysager basée à Constance et l’affaire marchait plutôt bien, jeudi – le lendemain –, il était censé conduire Ella Raeburn, une fille de dix-neuf ans qui avait arrêté le lycée et travaillait à l’accueil, à la clinique pour femmes de Bixby afin d’y subir un curetage. Que cette idiote d’Ella n’ait considéré aucun moyen de contraception (pas même la pilule du lendemain) n’était pas de la faute de Bob, à moins de considérer comme fautive sa prédilection pour les femmes stupides, mais il devait bien reconnaître sa responsabilité dans l’état dans lequel elle se trouvait. Il allait donc la conduire jeudi matin à Bixby, il lui payerait quelques jours dans un motel pour récupérer, lui signerait un chèque de cinq mille dollars, et on n’en parlerait plus.
S’il refusait – ou si cette situation merdique d’origine gouvernementale à Blind Lake l’y retenait un jour de plus –, Ella Raeburn expédierait par FedEx un certain enregistrement vidéo à Courtney, la femme de Bob. Celle-ci ne demanderait sans doute pas le divorce pour autant – tout bien considéré, ce mariage n’était pas une mauvaise affaire pour elle –, mais elle lui tiendrait rigueur jusqu’à la fin de sa vie de s’être vue infliger le spectacle du visage de son mari entre les généreuses cuisses de la jeune Ella Raeburn. C’est Bob lui-même qui avait eu la malencontreuse idée de filmer leurs ébats. Il n’avait pas réalisé qu’Ella se garderait une copie de la vidéo.
Et il y avait pire. Nettement pire. Si Bob n’arrangeait pas un avortement, Ella n’aurait d’autre choix que de s’en remettre au bon vouloir de son père, Toby Raeburn, quincaillier, diacre de l’église luthérienne et entraîneur à temps partiel de l’équipe de basket-ball. On le surnommait Dents parce qu’un jour, il avait d’un coup de poing fait voler une prémolaire d’un type qui tentait de voler une voiture, prémolaire qu’il avait ensuite fait enchâsser dans de l’altuglas afin de la garder sur lui en guise de porte-bonheur. Toby Dents Raeburn accorderait sans doute l’absolution chrétienne à sa fille, mais certainement pas à un entrepreneur quinquagénaire qui (comme Ella le rapporterait) l’avait initiée aux barbituriques qui la mettaient toujours d’humeur coopérative.
Bob ne gardait à Ella Raeburn aucune rancune particulière. Il ne demandait pas mieux que de payer son avortement. Elle était aussi bête qu’un sac de marteaux, mais elle savait défendre ses intérêts. Ce qu’il trouvait plutôt admirable.
Courtney avait été comme cela, avant leur mariage. Mais elle avait ensuite glissé dans une perpétuelle irritation boudeuse, et ce n’était plus pareil.
« Z’ont annulé le siège ou que’qu’chose comme ça ? demanda Courtney.
— Pas tout à fait. » Il mit le cap sur le portail sud, sans oublier de garder une vitesse qui n’attire pas l’attention. On ne pouvait pas dire que le camion noir était pressé. Il n’avait pas progressé de plus de cinq cents mètres depuis que Bob l’avait repéré et reconnu de la hauteur derrière Hubble Plaza.
« Eh ben quoi, alors ? On peut pas s’tirer comme ça.
— Techniquement, non, mais…
— Techniquement ?
— Tu vas me laisser finir, oui ? Les endroits comme celui-là, ils les bouclent pour raisons de sécurité, Court. Ils ne veulent pas que les méchants entrent. On n’autorise pas les gens à circuler parce que cela compliquerait l’application du blocus. Mais au fond, ils se fichent pas mal de nous. Nous autres, on veut juste rentrer chez nous, pas vrai ? Si on ne respecte pas les règles, on risque quoi, un sermon ? » Plus probablement une amende, et une grosse, mais il ne pouvait pas expliquer à Courtney pourquoi cela valait le coût de prendre ce risque. « Ils se fichent pas mal de nous, répéta-t-il.
— Le portail est fermé, imbécile.
— Il s’ouvrira dans un moment.
— Qui l’a dit ?
— Moi.
— Comment tu le sais ?
— Je suis médium. J’ai le don de prescience. »
Une foule s’assemblait déjà. Bob sortit de la route pour rouler sur l’herbe tondue de l’accotement et se garer aussi près que possible du côté droit du portail. Lorsqu’il éteignit le moteur, il entendit soudain le vent siffler dans les interstices de la carrosserie. Le vent devenait froid – glacial – et Courtney frissonna ostensiblement. Elle n’avait emporté aucun vêtement d’hiver à Blind Lake. Au contraire de Bob, dont la prévoyance fut pénalisée : il dut prêter son blouson à Courtney pour qu’elle arrête de gémir et rester au volant en chemise de coton à manches courtes. Le soleil descendit derrière une série de turbulents nuages gris, jetant un peu partout une lumière blafarde. Encore deux mois et on aurait de la neige jusqu’aux couilles sur la plaine. C’était un temps sombre, le genre dans lequel il se sentait toujours triste et un peu démuni, comme si le vent avait emporté quelque chose qu’il aimait.
« On va rester ici longtemps ?
— Jusqu’à ce que le portail s’ouvre, répondit-il.
— Qu’est-ce qui t’fait croire qu’on nous laissera passer ?
— Tu verras.
— J’verrai quoi ?
— Tu verras.
— Hum », fit Courtney.
Elle s’était assoupie – au chaud, supposa-t-il, les bras perdus dans le blouson de cuir trop grand pour elle et le menton enfoui dans le col – lorsque l’énorme camion noir interrompit sa lente progression à moins de dix mètres du portail. Le crépuscule était désormais bien entamé et les phares du camion pivotèrent pour balayer le sol devant eux en inlassables arcs de cercle.
La foule avait beaucoup grossi. Juste avant que Courtney s’endorme, deux véhicules de la sécurité du campus étaient arrivés de la ville toutes sirènes hurlantes. Les types vêtus de ce qui ressemblait à des uniformes de flics privés faisaient signe à la roule de reculer. Courtney ne bougeait pas et Bob se recroquevilla sur le siège conducteur, et toute cette agitation, associée au début d’obscurité, permit à la voiture de passer pour un véhicule inoccupé garé et abandonné là. Bob se réjouit de voir en quelques instants le gros de la foule se retrouver derrière lui.
Le portail commença alors à s’ouvrir. Sur un signal du camion, supposa-t-il. Mais quel spectacle merveilleux. Le vantail renforcé de trois mètres de haut se mit à pivoter vers l’extérieur avec une aisance lubrifiée d’une telle régularité qu’on aurait dit un mouvement produit sur ordinateur. Bingo, songea Bob. « Boucle ta ceinture », ordonna-t-il à Courtney.
Celle-ci ouvrit les yeux d’un coup. « Quoi ? »
Il évalua mentalement l’espace libre devant lui. « Rien ». Il lança le moteur et écrasa l’accélérateur.
Les minidrones, expliqua Élaine, étaient des armes volantes autoguidées à peu près de la taille d’un pamplemousse de Floride. Elle en avait vu à l’œuvre pendant la crise turque, où ils avaient patrouillé les zones interdites et les frontières contestées. Mais elle n’avait jamais entendu dire qu’on en utilisait hors des zones de conflit armé.
« Des machines simples et plutôt idiotes, précisa-t-elle à Chris, mais qui ne coûtent pas cher et qu’on peut utiliser en grande quantité, d’autant plus qu’elles ne restent pas dans le sol comme les mines terrestres pour arracher les jambes des gamins.
— Mais elles font quoi ?
— La plupart du temps, elles restent immobiles pour ne pas gaspiller leur énergie. Elles sont sensibles au mouvement et dotées de quelques modèles logiques pour identifier des cibles probables. Entre dans une zone interdite et elles s’élèveront comme des criquets, te prendront pour cible et cracheront sur toi un chapelet d’explosifs aussi mortels que petits. »
Chris regarda dans la direction désignée par Élaine, sans rien voir dans le crépuscule. Élaine lui dit qu’il fallait être rapide pour les repérer. Elles étaient camouflées, et si elles s’élevaient sans trouver de cible autorisée – par exemple, si le grondement de cet énorme camion automatisé sur le goudron les dérangeait –, elles se rendormaient très vite.
Chris y réfléchit tandis que le camion approchait et que les types de la sécurité, de plus en plus nerveux, chassaient les badauds encore plus loin de la route. Il décida que cela n’avait aucun sens. La clôture intérieure entourant Blind Lake n’était qu’une des dizaines de mesures de sécurité déjà en place. Quelle menace pouvait être assez redoutable pour que seul du matériel militaire puisse la juguler ?
À moins que le but ne soit de garder les gens à l’intérieur.
Mais cela n’avait pas plus de sens.
Ce qui ne signifiait pas que les minidrones n’avaient pas été déployés. Juste qu’il n’arrivait pas à comprendre pourquoi.
La foule s’apaisa tandis que l’obscurité gagnait et que le camion, arrivé à proximité du portail, s’immobilisait un moment. Quelques personnes s’éloignèrent, se sentant sans doute plus vulnérables ou plus sensibles au froid que curieuses. Mais beaucoup restèrent, pressées contre les cordes de retenue installées par la Sécurité. Le vent de plus en plus coupant ou les flocons de neige hors de saison qui commençaient à tournoyer dans les phares du camion ne semblaient pas les gêner. Mais elles reculèrent de quelques pas avec un hoquet de surprise lorsque le portail entreprit de s’ouvrir sans bruit.
Chris regarda Élaine derrière lui et s’aperçut au passage que Blind Lake s’allumait petit à petit sous les rafales de flocons, les plaques concentriques de Hubble Plaza, les feux clignotants sur les tours de l’Œil, la lumière plus chaude du quartier résidentiel des riverains, organisé en rangées logiques bien nettes.
Il se retourna en entendant soudain le bruit d’un moteur électrique bien plus proche que le grondement du camion à l’arrêt.
« Vidéo, aboya Élaine. Chris ! »
Il attrapa maladroitement le petit accessoire de son serveur personnel. Il avait les doigts froids et les commandes n’étaient pas plus grosses que des chiures de mouche ou des piqûres de puce. Il ne s’en était guère servi que comme dictaphone. Il parvint enfin à activer la commande ENREGISTREMENT VIDÉO et braqua tant bien que mal son appareil vers le portail.
Des environs du poste de garde, une voiture bondit sur le goudron. Elle n’avait pas allumé ses phares et ses occupants restaient invisibles. Mais on ne pouvait se méprendre sur ses intentions : le véhicule se précipitait vers le portail entrouvert.
« Quelqu’un qui veut rentrer chez lui donner à manger au chien », dit Élaine. Ses yeux s’écarquillèrent. « Oh mon Dieu, ça va mal tourner. »
Les drones, pensa Chris.
Il semblait que le véhicule ne pourrait passer le poste de garde, mais son conducteur avait bien évalué la largeur croissante de l’interstice. La voiture – Chris crut reconnaître une Ford ou une Tesla dernier modèle – s’y glissa avec quelques millimètres de marge de chaque côté et fit une violente embardée sur la gauche pour éviter le capot du camion-robot. Ses phares s’allumèrent alors qu’elle rebondissait sur le bord de la route et commençait vraiment à prendre de la vitesse.
« Tu enregistres ? s’enquit Élaine.
— Oui. » Du moins, il l’espérait. Trop tard pour vérifier. Et pour détourner le regard.
« Sauvés ! » cria Bob Krafft au moment où son pare-chocs arrière frôlait le camion noir. Ce n’était pas vrai, bien entendu. Sans doute un véhicule militaire les intercepterait-il, peut-être même passeraient-ils la nuit à se faire sermonner et menacer avant d’être mis à l’amende pour avoir enfreint des clauses en petits caractères du règlement. Mais merde, il n’était pas soldat et il n’avait jamais donné son accord pour rester une éternité à Blind Lake. De toute manière, cet espace ouvert qui se déployait dans ses phares était un spectacle bienvenu. « Sauvés », répéta-t-il, surtout pour couvrir les piaillements effrayés de Courtney.
Celle-ci réussit à reprendre assez de souffle pour le traiter de connard. Il répondit : « On est sortis, oui ou non ?
— Nom de Dieu, ouais, mais… »
Quelque chose à l’extérieur attira son regard. Bob l’aperçut aussi. Un petit truc qui bondissait hors de l’herbe haute.
Sans doute un oiseau, songea-t-il, mais l’automobile s’emplit soudain d’air froid et de flocons de neige, et ses oreilles lui faisaient mal, il y avait du verre brisé partout et Courtney semblait saigner : il vit du sang sur le tableau de bord, du sang partout sur son beau blouson de cuir…
« Court ? » appela-t-il. Sa voix semblait étrange, comme s’il parlait sous l’eau.
Son pied écrasa le frein, mais la route glissait et la Tesla se mit à faire des embardées malgré tous les efforts de ses servos surmenés. Quelque chose fit exploser le moteur en une goutte de feu bleu. La carcasse de la voiture décolla de la route. Bob se retrouva plaqué contre son siège, il vit le goudron, l’herbe haute et le ciel sombre tourner autour de lui, et il eut une fraction de seconde pour se dire : Tiens, on vole ! Puis l’automobile retomba sur son aile avant droite et il fut projeté sur Courtney. Du moins sur ses restes poisseux, sur Courtney devenue toute rouge et léchée par les flammes.
« Merde ! » s’exclama Ray Scutter en voyant la boule de feu. Dimitri Shulgin, le chef de la Sécurité civile, ne put que marmonner quelque chose à propos de « matériel militaire ». Matériel militaire ! Ray s’efforça de comprendre ce que cela impliquait. Une voiture avait franchi la clôture. Elle avait pris feu et s’était retournée. S’était immobilisée, à l’envers. Puis plus rien ne bougea. Même la foule amassée au portail se tut un instant. On aurait dit une photographie. Un arrêt sur image. Le temps figé. Il cligna des yeux. Des boulettes de neige lui cinglèrent le visage.
« Des drones », dit Shulgin. Ce fut comme s’il avait brisé la croûte du silence. Plusieurs personnes se mirent à hurler dans la foule.
Des drones : ces objets qui planaient au-dessus de l’automobile en feu ? Ces petites boules de base-ball ailées ? « Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda Ray. Il dut crier deux fois sa question. Des spectateurs coururent vers leurs véhicules. Des phares jaillirent, ratissant la plaine. Soudain, tout le monde voulait rentrer chez soi.
Avec l’insouciance d’un mauvais rêve, le portail finit de s’ouvrir en silence pour s’immobiliser parallèle à la route.
Le camion robotisé noir reprit sa lente avancée, franchit l’entrée et se retrouva dans Blind Lake.
« Rien de bon », répondit Shulgin – à ce moment-là, Ray avait oublié sa question. Le chef de la Sécurité s’éloigna un peu de la route goudronnée. Il semblait refréner une envie de fuir. « Regardez. »
Dehors, dans le vide hostile, la portière côté conducteur de l’automobile en feu s’ouvrit en grinçant.
Une fois sa voiture arrêtée, Bob ne réalisa guère plus que le besoin de s’en échapper – d’échapper aux flammes et à l’objet noirci et sanglant que, il ne savait comment, Courtney était devenue. Tout au fond de son esprit, il y avait le besoin de trouver des secours, mêlé à la conscience fâcheuse que personne ne pouvait plus rien pour Court. Il aimait Courtney, ou du moins il l’appréciait assez pour penser l’aimer et éprouvait souvent une affection sincère à son égard, mais pour le moment, il avait plus que tout besoin de s’éloigner de son corps ravagé, de la voiture en feu. Le moteur ne contenait pas de combustible, mais il y avait d’autres liquides inflammables, et quelque chose les avait tous embrasés d’un coup.
Il s’écarta tant bien que mal de Courtney pour s’occuper de la portière conducteur. Celle-ci, cabossée, refusa de s’ouvrir : la poignée lui resta dans la main, S’arc-boutant sur le volant et le dossier, il la défonça à coups de pied, et même s’il se fit un mal horrible, au moins la portière grinça-t-elle et pivota-t-elle un peu sur ses charnières endommagées. Bob la força à s’ouvrir davantage et dégringola à l’extérieur en aspirant désespérément l’air froid. Il se mit à genoux. Puis, tremblant, se releva.
Cette fois, il vit distinctement ce qui sauta hors des hautes herbes au bord de la route. Il regardait par hasard dans la bonne direction, et cela lui permit d’apercevoir, dans un moment d’hyperclarté figée, le petit objet incongru qui, selon toute probabilité, serait la dernière chose qu’il verrait de sa vie. Rond et marron-camouflage, cela volait grâce à de petites ailes rotatives bourdonnantes. L’appareil flottait à environ un mètre quatre-vingt de hauteur – celle de la tête de Bob. Ce dernier regarda l’objet, le regarda dans les yeux, si toutefois certaines de ses encoches ou bosselures équivalaient à des yeux. Il reconnut un équipement militaire, même s’il n’avait jamais rien croisé de la sorte au cours de ses week-ends avec les réservistes. Il ne pensa même pas à fuir. On ne pouvait fuir de tels trucs. Il se redressa et entreprit de fermer les yeux, sans avoir le temps d’y arriver. Il sentit la morsure de la neige contre sa peau. Puis un bref poids flamboyant sur sa poitrine, puis plus rien.
Ce sanglant et définitif acte d’interdiction fut plus qu’il n’en fallait pour la foule. Tous observèrent l’homme mort, ou du moins cet ensemble sans tête de morceaux de corps recroquevillé à découvert sur le sol. Pas un bruit ne troublait le silence. Puis vinrent les hurlements, les sanglots, les portières de voitures qu’on claquait et les vélos que les gamins poussaient pour repartir paniqués dans le crépuscule et la neige vers les lumières de Blind Lake.
Une fois débarrassés des spectateurs, Shulgin eut moins de mal à organiser ses équipes. Elles n’avaient reçu aucune formation pour quoi que ce soit de ce genre. Elles consistaient pour l’essentiel en veilleurs de nuit sous contrat, engagés pour garder poivrots et adolescents à l’écart des lieux sensibles. Certains étaient des vétérans à la retraite, mais la plupart n’avaient aucune expérience militaire. Et pour être honnête, se dit Ray, ils n’ont pas grand-chose à faire, là, à part établir, autour du camion en train d’avancer lentement, un cordon mobile qui empêcherait les quelques civils restants de se mettre sur son chemin. Tâche qu’ils remplirent néanmoins de manière correcte.
Quinze minutes maximum après ces événements de l’autre côté du portail, le camion de transport noir s’immobilisa à l’intérieur du périmètre de Blind Lake.
« C’est un véhicule de livraison, dit Élaine à Chris. Conçu pour lâcher sa cargaison et rentrer chez lui. Tu vois ? La cabine se détache. »
Chris regardait presque avec indifférence. Il avait l’impression qu’on lui avait gravé l’attaque de l’automobile en fuite dans les yeux. Là-bas, dans l’obscurité, la neige humide avait déjà réduit le feu à un tas de braises fumantes. Deux personnes y avaient trouvé la mort, et ce, semblait-il à Chris, afin de communiquer de la manière la plus brutale qui soit un message à Blind Lake. On ne passe pas. Votre communauté s’est transformée en prison.
La cabine du camion changea de direction, se dégageant, elle et son fourreau de blindage, du conteneur standard en aluminium qu’ils convoyaient. Elle continua à se déplacer, plus rapidement qu’elle était arrivée, repassa le portail toujours ouvert et emprunta la route de Constance. Lorsqu’elle atteignit les débris fumants de l’automobile, elle les poussa hors de son chemin, les déblaya sur le bas-côté comme des détritus inutiles.
Le portail commença à se refermer.
Tout en douceur, songea Chris. Les morts mis à part.
Le conteneur resta derrière. Les employés de la sécurité, surmenés, se précipitèrent pour l’entourer… même si personne ne semblait avoir envie d’en approcher.
Chris et Élaine firent le tour du conteneur pour mieux le voir. Un simple levier en fermait l’arrière. Une discussion s’engagea entre Ray Scutter et l’homme identifié par Élaine comme le chef de la Sécurité de Blind Lake. Celui-ci finit par traverser le cordon pour tirer le levier d’un geste résolu. La porte du conteneur s’ouvrit tout grand.
Une demi-douzaine des hommes de Shulgin braquèrent leurs torches à l’intérieur. Le conteneur était rempli de boîtes en carton. Chris put lire quelques-unes des inscriptions figurant dessus. Kellogs. Seabury Farm. Lombardi Produce.
« Des provisions ! » fit Élaine.
On est ici pour un bon moment, songea Chris.